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Doit-on se permettre l’usage de la rétention d’information au service d’objectifs pédagogiques ?

mars 1994, par Loïc Dayot

On oppose le plus souvent l’animation à l’école traditionnelle. Les oeuvres organisatrices de centres de loisirs se réfèrent en général à un modèle d’Education nouvelle. La mise en œuvre de cette éducation nouvelle, reposant sur la pédagogie de la découverte, donne à l’éducateur un rôle particulier, celui de donner les moyens aux jeunes de construire leurs savoirs(-faire). L’éducateur est par conséquent amené, d’une part pour répondre à ses objectifs pédagogiques, à faire se poser des questions aux jeunes, et d’autre part à ne pas répondre directement aux questions que se posent les jeunes. Deux attitudes qui ressemblent fort à de la manipulation et de la rétention d’information.

L’objet de ce petit document est de fournir des éléments à partir des avantages et inconvénients de cette pratique pédagogique. Ceci afin de savoir si l’on doit se permettre l’usage de la rétention d’information à des fins pédagogiques.

Cette préoccupation est issue de mon expérience personnelle dans l’animation scientifique auprès de jeunes en centre de vacances et de loisirs. Aussi, dans un premier temps, nous énoncerons le cadre dans lequel cette pratique pédagogique s’applique. Nous aborderons ensuite l’intérêt de la pédagogie sous-jacente à cette pratique, qui correspondra sensiblement à l’exposé rapide des objectifs généraux d’une éducation nouvelle. Nous analyserons ensuite le comportement de l’éducateur qui en découle, les risques de cette pratique et ses abus possibles. Enfin, nous poserons les termes du dilemme : objectifs pédagogiques louables, problème de conscience dans la pratique de cette pédagogie ; les enjeux d’une telle pratique, les répercussions possibles sur l’idée qu’on se fait de la société.

Le cadre : mon expérience personnelle

A partir du moment où on a des objectifs pédagogiques portant sur des savoirs ou des savoirs-faire, la question de la transmission de ces savoirs se pose. L’encadrement d’activités scientifiques, au sein de l’ANSTJ [1], en centre de vacances, m’a amené à pratiquer une animation comportant :
 Un but qui n’est connu que par l’animateur ; au début de la séquence, les enfants ne savent pas où on veut en venir, ils ont seulement choisi de pratiquer l’activité.
 Des jeux ou autres moyens pour arriver à ce que les jeunes se posent des questions que l’animateur veut qu’ils se posent. Les jeunes croient que ces questions viennent d’eux.
 Les questions, une fois posées par les jeunes, ne trouvent pas de réponse auprès de l’animateur parce qu’il se refuse à y répondre. Il donne les moyens aux jeunes de répondre eux-mêmes par une série d’expériences tatonnées [2], puis de mise en place d’une démarche expérimentale (lorsque cela est possible).

Je suis conscient de mes choix. Ma pratique correspond à des objectifs pédagogiques que j’ai choisis (que nous allons détailler dans le paragraphe suivant), mais qui entre en partie en contradiction avec l’idée que je me fais du rôle de l’éducateur auprès de enfants.

L’énoncé des objectifs

D’une manière générale, l’esprit d’une pédagogie de la découverte peut s’énoncer comme suit : « une connaissance ne s’intègre véritablement aux autres, pour constituer un savoir que s’il y a eu engagement de la personnalité dans une expérience, vécue avec tout son corps, toute son intelligence, toute sa sensibilité  » [3]. La première implication est que l’apprentissage ne se fait qu’au sein d’une activité et pas d’un cours par exemple. J. Piaget y ajoute un critère : « L’enfant tente de se rapprocher de l’état d’homme, non plus en recevant toutes préparées la raison et les règles de l’action bonne, mais en les conquérant par son effort et par son expérience personnelle [4]. Non seulement l’apprentissage doit se faire au sein d’une activité, mais en plus, les jeunes doivent manipuler, expérimenter, vivre les objets à appréhender, pour pouvoir assimiler les connaissances et pouvoir les réinvestir dans un autre cadre.

L’intérêt des jeunes pour un projet (au sens large : activité, réalisation, jeu, étude...) est conditionné par son environnement, favorable ou non à la réalisation de ce projet. Le modèle que donne l’école traditionnelle est celui d’un apprentissage d’une connaissance venant de l’enseignant vers l’apprenant, sans connaître quel est l’intérêt de ce dernier, ni créer un intérêt pour cette connaissance. C’est ce que C. Rivoire [5] appelle l’aliénation motivationnelle. Il propose une analyse de la motivation de l’individu pour remédier à ce décalage enseignant-apprenant. Le résultat de cette analyse attribut à l’individu un intérêt personnel pour certaines choses, qu’il faudra prendre en compte.

Pour résumer, cette pédagogie rend importante l’acquisition d’une démarche de construction des savoirs plutôt que de leur accumulation. L’idée principale de l’intérêt de ce choix est que les outils peuvent être réinvestis devant d’autres problèmes, même s’il n’y a plus d’animateurs, ce qui développe l’autonomie. Les connaissances apprises sont moins importantes. Ceci implique que l’activité pratiquée n’a plus d’importance, ce n’est qu’un support pour préparer les jeunes à la vie.

Dans le cadre dans lequel nous nous plaçons, les objectifs pédagogiques par ordre de priorité de l’éducateur sont par exemple les sauivants :
 que l’activité soit ressentie comme un loisir ;
 développer l’utilisation d’une démarche expérimentale, c’est-à-dire favoriser la recherche personnelle pour construire son savoir ;
 faire passer des connaissances scientifiques et techniques.

Cette idée de l’éducation implique une pratique particulière, différente du cadre traditionnel scolaire.

La pratique qui en résulte, le comportement de l’animateur

La pédagogie du projet [6] par exemple (que nous ne détaillerons pas ici) donne une bonne réponse au problème de la mise en application de cette idée de l’éducation. Les jeunes sont partie prenante d’un projet sur lequel ils se sont mis d‘accord au préalable, et qu‘ils réalisent. Ils ont un but, ce qui augmente leur motivation.

Il faut donc arriver à rassembler les jeunes autour d’une idée de projet, pas trop éloignée de l’objectif que s’est fixé l’éducateur.

A l’intérieur du groupe de projet, les jeunes sont confrontés à des problèmes. Comme on privilégie la recherche personnelle plutôt que le résultat de la recherche, il va falloir donner les moyens aux jeunes d’expérimenter ou de trouver un réponse sans la leur fournir directement. « Eduquer consiste à aider discrètement la personnalité à développer ses propres potentialités d’élaboration. » [7] On touche là une difficulté pour l’éducateur. Que veut dire discrètement ? Quels moyens peut-on engager ?

Dans les faits (et selon mon expérience personnelle), l’animateur arrive par des moyens cachés à faire choisir aux jeunes un projet qu’il a choisi précédemment. Le projet doit être ici entendu comme objet d’étude ou réalisation (ce peut-être aussi bien un problème solvable en 10 minutes ou une réalisation d’une semaine).

Ensuite, l’animateur devra réagir à des situations où les jeunes rencontrent des difficultés et viennent poser la question. L’habitude des jeunes est de venir voir l’adulte en attendant une réponse à son problème. C’est l’habitude et la solution de facilité. Ils ne recherchent pas par eux-mêmes, avec leurs moyens. La réaction de l’animateur est de renvoyer les jeunes face au problème, en donnant une piste ou les moyens nécessaires pour qu’ils trouvent une réponse.

Les résultats positifs d’une telle pratique :
 Les jeunes sont motivés, ils réalisent, vivent leur projet. Ils élucident des problèmes seuls (ou avec l’aide discrète de l’animateur) et en tirent une certaine satisfaction. Ils sont plus sûrs d’eux-mêmes, ils construisent des outils pour être plus autonomes par la suite.
 L’animateur atteint ses objectifs (on l’espère pour lui) et avec les moyens qu’il avait souhaité au départ, il peut peu à peu s’effacer au cours du projet, les jeunes étant de plus en plus autonomes.

Les risques et les abus

Tous ce tableau semble des plus réjouissant, et il l’est. Mais quelques problèmes peuvent apparaître si on observe en se détachant des objectifs.

Le résultat est que les jeunes croient qu’ils ont choisi de traiter une question, alors qu’ils ont été orientés. L’animateur n’a pas été honnête avec les jeunes sur ce point. (Accessoirement, si les jeunes s’en aperçoivent, ils peuvent ne plus avoir confiance en l’animateur.) Ils ont également répondu à une question dont l’animateur connaissait la réponse et a refuser de répondre.

On peut se demander si l’orientation de l’intérêt des jeunes vers le sujet qu’a choisi l’animateur n’est pas à la limite de la manipulation. La frontière est difficile à définir. On se demande qu’elle est la place du jeune dans cette aventure, est-ce qu’on a respecté se désirs ?

On a un exemple d’animation informatique [8] au cours de laquelle les enfants ont été amenés à réaliser une tâche sans en voir l’intérêt, pour faire plaisir à l’éducateur.

Autre abus possible, celui de la rétention d’information à outrance. Dans ce cas, les jeunes peuvent être confrontés à des problèmes insurmontables pour eux. Ou alors qu’ils se lassent de chercher tout le temps par eux-mêmes alors qu’ils savent que l’animateur peut leur répondre rapidement s’il le voulait. On entre ici dans le problème de la pédagogie de l’échec et ses conséquences sur la motivation, les risques de blocage des jeunes face à certaines notions... Pour éviter cela, le jeu est encore délicat pour l’éducateur : donner des outils suffisants pour que les jeunes trouvent par eux-mêmes ; aider à trouver ; répondre parfois à des questions à des questions qui vont permettre d’avancer dans le projet, en laissant de côté la démarche expérimentale.

Le problème de conscience, les enjeux

Au delà des limites et risques d’abus de la part de l’éducateur dans la pratique d’une pédagogie de la découverte, il reste des problèmes de conscience.

Est-ce qu’on ne ment [9] pas aux jeunes pour leur bien ?

Apparemment oui, telle qu’elle est pratiquée, l’activité décrite oblige l’animateur à cacher ses intentions et des notions aux jeunes. On a vu tout l’intérêt de la pédagogie de la découverte. On peut se demander si d’un autre côté, l’application de ce modèle n’entraîne pas un mal plus grand : accepter de mentir pour le bien des gens. Si on étend cette idée à une image de société, (peut(être que le parallèle fait ici est abusif) on peut craindre de valider un régime de despotisme éclairé (du genre de celui pratiqué dans les pays socialistes quand ils existaient encore), où on n’hésite pas à mentir, à maintenir le peuple dans l’ignorance pour son bien. Cette idée ne correspond pas à l’idée que je me fais de la société, ainsi que du rôle de l’éducation dans cette société.

Conclusion

Il se peut que ces questions ne se posent qu’à moi. Mais ça suffit pour que je m’y sois attaqué. Il n’y a pas de réponse : faut-il ou ne faut-il pas ?

On fait le choix de pratiquer ou non une démarche répondant à des objectifs qui nous paraissent importants au service d’une société idéale, au détriment d’une attitude non conforme à cette société idéale.

Je continuerai à pratiquer l’animation telle que je le fais actuellement, parce que je crois qu’elle rend plus service qu’elle ne fait de tord. Jusqu’à ce qu’une nouvelle solution se présente, il reste à chercher, pour les pédagogues, éducateurs et animateurs, dans une autre voie...

Loïc DAYOT - 1994


[1Association nationale sciences techniques jeunesse. Devenue depuis Planète Sciences : www.planete-sciences.org

[2Voir par exemple Francine Best, Une activité d’éveil est une expérience personnelle, Pour une pédagogie de l’éveil.

[3J. Piaget, Psychologie et pédagogie, p 246.

[4J. Piaget, Psychologie et pédagogie, p 246.

[5C. Rivoire, La motivation humaine.

[6J.C. Marchal, La pédagogie de projet.

[7C. Rivoire, La motivation humaine.

[8M. Royer, « Arrête de jouer » ou l’activité technique et scientifique par le jeu, la découverte, l’invention, Vers l’Education Nouvelle n°395, 08-09/1985.

[9Mensonge par omission.

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